Margherita Sarfatti, juive vénitienne, maitresse de Mussolini
Entretien avec Pierre Milza
Parutions.com : Au terme d'une carrière largement consacrée à l'étude de l'Italie fasciste, pourquoi avez-vous choisi d'écrire une biographie consacrée à Mussolini et depuis quand projetiez-vous la rédaction de cet ouvrage? ...
Parutions.com : Vous signalez l'importance des sources utilisées, ont-elles pu présenter parfois des difficultés d'accès?
Pierre Milza : Effectivement, en ce qui concerne la toute dernière période 1943-1945, il serait utile de disposer d'un fonds qui est aux archives d'état à Rome et qui est malheureusement indisponible et le restera pour longtemps encore, il s'agit du fonds Mussolini-Petacci, Claretta Petacci était la compagne de Mussolini qui mourut à ses côtés. Ces archives permettraient certainement d'éclairer quelques points, pas forcément fondamentaux, sur la période. A cette réserve près, j'ai pu étudier tout ce que j'avais envie de voir mais il est clair que travaillant après des dizaines d'historiens italiens, en particulier Renzo de Felice qui a vu à peu près toutes les archives, il était hors de question que je refasse le même parcours. J'ai donc choisi deux ou trois fonds qui me paraissaient essentiels et tout particulièrement celui du secrétariat particulier de Mussolini puisqu'à partir de là on voit comment fonctionne le pouvoir de Mussolini, le pouvoir en étoile, central, multidirectionnel et c'est aussi à travers ce fonds que l'on peut appréhender ses rapports avec les grands hiérarques fascistes auxquels, pour chacun d'entre eux, sont consacrés deux ou trois cartons. C'est donc un fonds central où l'on observe bien ce que Mussolini appelle "la relève de la garde", qui est en fin de compte un système de rotation du pouvoir.
Parutions.com : Votre étude présente une très riche et très importante bibliographie où l'on remarque particulièrement une autobiographie la mia vita que Benito Mussolini rédigea à 28 ans en 1911 alors qu'il était en prison. Est-il difficile d'utiliser un tel témoignage?
Pierre Milza : Non, parce de nombreux ouvrages l'ont déjà utilisée et parce qu'ils ont porté sur elle un regard critique. C'est finalement un texte assez sincère où Mussolini ne se survalorise pas et qui permet de bien percevoir ce qu'ont été sa jeunesse et sa formation. Au moment où il l'écrit, il est un jeune dirigeant socialiste, révolutionnaire; c'est en ce sens que ce livre est intéressant. Il faut noter qu'il existe deux autres autobiographies: Histoire d'un an : le bâton et la carotte qui est l'histoire de la chute du régime en 1943 et un Journal de guerre qui a aussi été publié mais on doit les regarder avec un peu plus de sens critique car ils ont été écrits alors que Mussolini était dictateur.
Parutions.com : Pour en revenir aux origines du Duce, vous citez un professeur du collège de Faenza qui dit du jeune Mussolini "c'est le fils d'un chef du peuple". Quelle place accordez-vous aux origines et à l'influence paternelle dans la constitution du futur maître de l'Italie fasciste?
Pierre Milza : Cette influence est tout à fait essentielle, Mussolini est l'héritier de toute une famille politique, de toute une culture du socialisme romagnol, dur, révolutionnaire, anti-clérical, très fortement teinté de jacobinisme. L'influence jacobine de Mazzini et de révolutionnaires français comme Blanqui est vraisemblablement plus grande que celle de Marx. Alessandro, le père de Benito, était lui-même fortement imprégné de cette culture qu'il a transmise à son fils. Dans la maison natale trônaient deux portraits, celui de Marx et celui de Garibaldi c'est-à-dire les deux tendances socialiste et nationale, patriotique pour ne pas dire encore nationaliste. Alessandro lisait chaque soir à ses trois enfants, Benito, Arnaldo et Edvige, des passages des grands révolutionnaires français, de Marx ou des ouvrages comme par exemple Les Misérables de Victor Hugo. Par ses idées, son action politique et sa pédagogie, cet homme un peu frustre, qui n'est pas un intellectuel, a joué un rôle très important dans la formation du jeune Mussolini.
Parutions.com : Vous parliez de l'influence française qu'a pu subir Mussolini. Effectivement on remarque bien cette influence quand, par exemple, il fait encadrer le titre du Popolo d'Italia par deux citations de Blanqui et de Napoléon. Pouvez-vous nous dire si Mussolini a entretenu des relations avec les socialistes français, avec des personnages comme Georges Sorel ou Hubert Lagardelle en particulier?
Pierre Milza : Mussolini n'a eu aucune relation directe avec Sorel mais il lui porte une grande admiration. Il est l'un de ceux qui introduit l'oeuvre de Sorel en Italie. Mussolini écrit de nombreux articles à son sujet dans les différents journaux auxquels il collabore et fait entrer les idées de Sorel dans le socialisme italien. Mussolini aura quelques relations avec Lagardelle mais ce sera plus tard à Rome. Mussolini connaîtra Marcel Cachin dont on dit qu'il serait venu en Italie pour apporter des fonds destinés à financer le Popolo d'Italia. Ces subsides proviennent des socialistes français, engagés dans l'Union sacrée, et qui tentent de contribuer à l'engagement de l'Italie aux côtés de l'Entente. S'agissant de la France, il existe chez Mussolini un rapport affectif et culturel pour notre pays, du moins dans la première partie de sa vie. Je vous ai parlé de Victor Hugo, mais il ne faut pas oublier que Mussolini a été professeur de français, il est nourri et pétri de culture française. Une fois devenu maître du pouvoir, Mussolini opère un véritable renversement. Il devient gallophobe parce qu'il considère que la France, tout comme l'Angleterre, maintient l'Italie dans un état subalterne en Europe. Par conséquent, Mussolini finira par manifester une grande animosité à l'égard de la France démocratique et républicaine.
Parutions.com : Vous accordez un chapitre entier aux tribulations de Mussolini en Suisse en 1902-1904. Estimez-vous que cette période a été primordiale dans son évolution politique et intellectuelle?
Pierre Milza : Cette période a été essentielle car, à la différence de la très grande majorité des grands dirigeants socialistes italiens, Mussolini a fait l'expérience de l'émigration. Il a été un émigré du travail qui est devenu un émigré politique car il s'est radicalisé lors de cet exil en Suisse. Grâce à cette expérience unique, Mussolini a rencontré un certain nombre de personnalités qui ont été déterminantes dans sa pensée, dans sa formation, dans l'apprentissage de son métier de journaliste. On peut bien entendu citer Angélica Balabanoff, qui sans être véritablement une des compagnes de Mussolini, a été très proche de lui et dont il dira beaucoup plus tard - alors qu'elle est devenue une ennemie - qu'il lui devait tout et que sans elle, il serait vraisemblablement resté un petit journaliste médiocre et un révolutionnaire de province. Il rencontre aussi Serrati qui deviendra l'un des grands dirigeants du parti socialiste italien et bien d'autres encore qui joueront un rôle important dans son apprentissage de tribun, d'agitateur, de journaliste politique. Ces deux années ont incontestablement été déterminantes dans sa formation. C'est aussi à ce moment que Mussolini suit les cours de Vilfredo Pareto dont la pensée pèsera de manière importante dans la genèse du passage du socialisme au fascisme.
Parutions.com : De cette période Mussolini dira "ce fut peut-être le seul moment de ma vie où je ne me suis pas senti seul". Mussolini est-il un homme seul? Par exemple, Renzo de Felice rapporte que dès Faenza, Mussolini semble incapable de nouer une réelle amitié.
Pierre Milza : Tout à fait, mais une amitié masculine. Il est vrai que Mussolini apparaît de bonne heure comme un garçon un peu sauvage, solitaire, qui se coupe de son entourage. Il agit même parfois avec brutalité; on rapporte une ou deux bagarres assez "sanglantes" où il donne un coup de canif à l'un de ses petits compagnons de collège. Cela va durer. Ainsi jeune homme, lorsqu'il arrive comme instituteur dans un village, il a quelques compagnons de beuverie mais pas de véritables amis. Le seul véritable ami masculin de Mussolini sera son frère, Arnaldo, qui meurt de maladie en 1931, ce qui sera un cruel déchirement pour le dictateur. Mais s'il semble incapable d'amitié masculine et qu'il se méfiera de plus en plus de ses compagnons de route, Mussolini aura toute sa vie avec des femmes des liaisons de tous ordres mais aussi de réelles amitiés féminines parce qu'il se confie beaucoup plus facilement à une femme qu'à un homme. Il a besoin d'une écoute féminine, c'est en fin de compte un homme à la fois d'une grande brutalité et d'une grande fragilité. Il y aura donc un certain nombre d'égéries qui joueront un rôle dans son existence.
Parutions.com : Il semble effectivement que vous soyez beaucoup plus prolixe en ce qui concerne les relations entre Mussolini et les femmes, qu'elles soient simples maîtresses où véritables mentors.
Pierre Milza : C'est vrai, mais cela n'est pas dans un but truculent ou anecdotique mais bien parce que cela correspond à une réalité. Dans la vie de cet homme solitaire, les femmes ont joué un grand rôle, en particulier Angélica Balabanoff, Leda Rafanelli et bien sûr Margherita Sarfatti. Née Grassini, Margherita est issue de la bonne bourgeoisie juive vénitienne, elle a vécu une enfance de rêve dans un palais vénitien mais, au contact de précepteurs progressistes, elle s'est très tôt convertie au socialisme. Elle a épousé Cesare Sarfatti, un avocat plus âgé qu'elle, un intellectuel, un réformiste dans le parti socialiste et qui, en 1912, fait la connaissance de Benito Mussolini au moment où celui-ci devient directeur de l'Avanti. Margherita va offrir ses services à Mussolini car elle connaît le monde des avant-gardes et va coopérer au journal, puis elle le suivra plus tard au Popolo d'Italia. Elle devient très vite sa maîtresse. Jusqu'à la guerre, c'est une union purement charnelle mais qui va se transformer en véritable passion amoureuse. Margherita a perdu l'un des ses fils qui s'était engagé à 18 ans et qui est tombé dans les derniers mois de la guerre. La fin de la guerre marque donc le début d'une relation amoureuse qui va durer jusqu'à la fin des années trente malgré les infidélités et l'inconstance chronique de l'un et de l'autre, car Margherita est une féministe, une femme libre, mais cette passion va jouer un rôle considérable dans le passage du socialisme au fascisme et notamment dans l'apprentissage de la culture de Mussolini. C'est finalement Margherita qui va affiner ce personnage brutal, ce "coq de village".
Parutions.com : Il semble que la Première Guerre mondiale, dernier avatar du "coup d'accélérateur de l'Histoire" que vous avez défini dans vos précédents ouvrages, soit essentielle car on voit dans votre livre comment "le jeune condottiere du socialisme", comme Mussolini s'est défini lui-même, passe du socialisme au nationalisme, à l'anti-bolchevisme et à l'anti-parlementarisme, déjà latent, il est vrai, dans la pensée mussolinienne.
Pierre Milza : Oui, l'anti-parlementarisme est déjà présent dans toute la pensée syndicaliste-révolutionnaire italienne. Mussolini n'invente rien en 1914, ce n'est pas un homme seul, il est l'un des dirigeants interventionnistes de gauche. Toute une partie des socialistes et syndicalistes révolutionnaires italiens basculent dans l'interventionnisme car ils y voient l'antichambre de la révolution. Très clairement, ils pensent que la guerre amènera l'effondrement de la classe dirigeante et par conséquent l'avènement d'une nouvelle élite, issue à la fois du socialisme révolutionnaire et des tranchées. Ces gens sont porteurs d'une culture politique qui est à la fois révolutionnaire et nationale, je ne dis pas encore nationaliste car ils s'opposent à bien des égards à l'impérialisme ultra-national d'un Corradini par exemple. La guerre va faire que le national va l'emporter sur la révolution. A la fin de la guerre, le premier fascisme se veut, et est à mon sens, révolutionnaire, simplement il est aussi national et patriote et rassemble une clientèle de jeunes anciens combattants, très souvent venus du parti républicain ou du socialisme. Ce premier fascisme va devenir anti-bolchevique parce que le bolchevisme est internationaliste, c'est le contraire de la nation. C'est cette adhésion à la nation qui va amener Mussolini à évoluer vers le fascisme. Par ailleurs, sur un plan plus psychologique, Mussolini a sans doute un compte à régler avec ses anciens compagnons socialistes. Son exclusion du Parti socialiste à Milan en 1914 a été très douloureuse pour lui et il a d'ailleurs déclaré à ses anciens amis: "je vous quitte, mais je resterai socialiste!". Ajoutons à cela que très vite, un certain nombre de milieux économiques, d'ennemis de la révolution et de réactionnaires vont voir dans ce jeune mouvement fasciste révolutionnaire un brûlot possible contre la révolution et par conséquent vont l'aider à se rapprocher du pouvoir.
Parutions.com : Une fois le Duce arrivé au pouvoir, on peut imaginer que ses relations avec les grands "piliers" de l'Italie contemporaine, l'Eglise, le roi et l'armée vont devenir houleuses. Avec l'Eglise par exemple, on songe au passé anti-clérical de Mussolini qui a signé dans sa jeunesse des articles sous le pseudonyme de "vero érético" - vrai hérétique - ce qui ne l'empêchera pas de conclure les accords du Latran avec le Vatican en 1929. De même, on connaît bien l'hostilité de Mussolini à l'égard de la monarchie et pourtant il va devoir cohabiter pendant plus de vingt ans avec Victor-Emmanuel. Quelle est alors la nature des relations entre le Duce et ce qu'il a pu considérer comme de véritables contre-pouvoirs?
Pierre Milza : Ce sont des relations ambiguës, des relations d'alliance conflictuelles. Mussolini n'a pas pu arriver au pouvoir tout seul, il y a eu un compromis qui s'est établi en 1922, au moment de l'arrivée au pouvoir des fascistes entre ceux-ci et les forces sociales et politiques traditionnelles que vous citez et auxquelles il faudrait ajouter les grands intérêts privés, agrariens et industriels. Bien entendu ce compromis n'est pas exempt d'arrière-pensées. Du côté de la classe dirigeante traditionnelle, on porte un dictateur provisoire pour rétablir l'ordre et éviter la révolution, du côté de Mussolini, on cherche l'appui et l'argent de celle-ci pour prendre le pouvoir. Ce compromis dure pendant tout le régime avec sans doute une autonomie de plus en plus forte du fascisme vis-à-vis des forces qui l'ont porté au pouvoir et avec lesquelles il entretient parfois des relations conflictuelles.
Prenons d'abord le cas de l'Eglise. Malgré la mise en place par Mussolini d'une religion patriotique, dont il est à la fois le grand prêtre et le dieu, il reste que le catholicisme reste en Italie la religion majoritaire, la religion de l'unanimité. Il faut donc bien composer avec l'Eglise pour maintenir le consensus autour du fascisme. Voilà qui explique les Accords du Latran qui sont négociés de façon très soigneuse par Mussolini et par son entourage et qui aboutissent à un concordat. Ces accords ne seront pas sans souffrir par la suite des crises entre l'Eglise et l'état fasciste, en particulier en 1931 sur le problème de la jeunesse et l'hégémonie sur sa formation. Cela va durer jusqu'à la guerre, chacun campe sur ses positions, on se surveille.
Avec le roi, c'est la même chose. On peut même parler de dyarchie, et c'est une grande originalité du fascisme par rapport au nazisme ou au stalinisme. Lénine et Staline ont fait disparaître le pouvoir précédent, Hitler a les mains libres et devient chef de l'état à la mort d'Hindenburg. Pour Mussolini, jusqu'en 1943 il est chef du gouvernement mais le roi demeure chef de l'état et il dispose de pouvoirs certes symboliques mais forts. Mussolini fait en sorte de ne pas le renverser, même s'il hésite plusieurs fois à le faire, il sait que les Italiens sont attachés à l'idée monarchique et à la personnalité du roi autant qu'à lui-même. Là encore, il faut donc composer, même si Mussolini pourra toujours imposer ses vues. Le roi ne s'opposera jamais aux idées et aux pratiques du pouvoir fasciste, y compris aux lois raciales, mais l'apparence d'un pouvoir monarchique sera toujours maintenue. Il en est de même avec l'armée, encore que l'armée à l'instar de l'administration et des institutions para-étatiques, va peu à peu être pénétrée par le fascisme. Elle n'en conserve pas moins une relative autonomie, même si Mussolini peut limoger les chefs d'état-major, remplacer Badoglio par Graziani ou le contraire. On voit donc qu'à côté du pouvoir fasciste demeurent toujours des forces sociales et politiques traditionnelles même si le fascisme tenter de grignoter ces institutions.
Parutions.com : Ce qui semble plus surprenant c'est que les relations du Duce avec le Parti National Fasciste et les grands hiérarques fascistes, les ras, semblent aussi extrêmement ambiguës, à tel point qu'on en vient à se demander quel aurait été l'avenir du fascisme sans le Duce.
Pierre Milza : C'est une question qu'on peut effectivement se poser, d'autant plus qu'en 1940, l'étoile de Ciano, gendre et dauphin du Duce, a commencé à pâlir. Cela dit, il ne semble pas que Ciano ait eu la trempe de maintenir un pouvoir qui reposait très fortement sur la personnalité très charismatique de Mussolini et sur sa manière de gouverner. Il est vrai que Mussolini était très fortement marqué par l'âge et qu'il avait fait en sorte qu'il n'y ait point de véritable personnalité forte susceptible de le remplacer. Les secrétaires généraux du parti étaient soit des hommes qu'il avait rapidement marginalisés, soit un homme comme Starace, un commis dévoué. Plusieurs grands dirigeants fascistes auraient pu avoir la trempe de succéder au Duce, Grandi, Bottai et surtout Italo Balbo. C'était le personnage le plus charismatique du régime peut-être même devant Mussolini, maréchal de l'air, inspirateur des grands raids aériens transatlantiques italiens jusqu'aux Etats-Unis. Dès 1933, Mussolini s'en débarrasse en le nommant gouverneur de la Tripolitaine. C'est là qu'on touche à la manière de gouverner de Mussolini par rapports à ses hiérarques fascistes qui l'ont porté au pouvoir. Ils l'ont même presque obligé à prendre le pouvoir à deux reprises: en 1922, pour la marche sur Rome et en décembre 1923, au moment de l'affaire Matteotti où il est presque sur le point de se retirer, ils envahissent son bureau au palais Chigi et le forcent à établir la dictature. On peut donc compter une cinquantaine de grands personnages fascistes sur lesquels Mussolini peut toujours s'appuyer mais qu'il veille à ne pas installer dans un fief, au contraire des maréchaux de Napoléon devenus souverains et qui finissent par rivaliser avec leur maître. Mussolini fait en sorte d'accomplir ce qu'il appelle une "relève de la garde", une rotation entre ces gens-là tous les trois ou quatre ans de manière à ce qu'aucun ne puisse se constituer une clientèle suffisante propre à mettre le pouvoir du Duce en péril.
Parutions.com : Après la mise à l'écart du Duce en 1943, ce que vous appelez "l'échec du grand dessein", s'inscrit l'épisode sanglant de la République sociale italienne de Salò. Selon vous, Mussolini n'est-il plus qu'une marionnette mue par Hitler? Que dirige-t-il vraiment, bref on voudrait demander: "est-ce qu'il y croit encore?"
Pierre Milza : Il y recroit un petit peu, après ne plus y avoir cru du tout. D'après le journal de Goebbels et aussi grâce aux entretiens qu'il a eus entre sa libération du Gran Sasso par Skorzeny et avril 1945 avec Carlo Silvestri, un ancien journaliste socialiste passé au fascisme, nous savons qu'une fois libéré et ramené en Allemagne, Mussolini aspirait à rentrer en Italie et à abandonner le pouvoir. Il considérait que son renversement par le roi et par Badoglio était accompli et qu'il valait mieux en rester là, il ne s'agissait plus de continuer la lutte. Hitler, qui l'a fait venir dans son Q.G de Rastenburg en Prusse orientale, l'oblige à prendre la tête de la République sociale italienne. C'est donc un peu à son corps défendant que Mussolini vient s'installer sur les bords du lac de Garde dans la petite ville de Gargnano, on dit République de Salò car l'essentiel des ministère se trouvait dans la petite bourgade de Salò. Il va donc "diriger" la République sociale mais il est clair qu'il n'est plus le maître du jeu. Le Duce est surveillé jour et nuit par les S.S., il essaie autant qu'il peut de prendre des dispositions mais dans la mesure où elle n'incommodent pas les Allemands. Il est obligé d'ordonner l'élimination de son gendre, Ciano, et d'autres dirigeants fascistes jugés sommairement lors du procès de Vérone. Malgré les pleurs et les admonestations de sa fille Edda, personnage fort dans la famille Mussolini, il doit abandonner Ciano parce que les Allemands l'exigent. On peut noter que Rachele, l'épouse de Benito, est favorable à cette exécution car elle estime que son gendre a trahi. Mussolini aurait aimé faire épargner Ciano mais il doit se soumettre, de même qu'il se soumet à une politique de répression très dure de la résistance italienne et rejette ainsi son pays dans une guerre civile.
Parutions.com : Vous insistez souvent dans votre ouvrage sur le retentissement international, qu'il ait été négatif ou positif, qu'a eu Mussolini à son époque. Le Duce a-t-il plus marqué ses contemporains qu'Adolf Hitler par exemple?
Pierre Milza : Incontestablement, car Mussolini est arrivé sur la scène internationale bien avant Hitler et plus profondément parce qu'Adolf Hitler a assez vite montré son visage et qu'il existait en France un anti-germanisme latent sur lequel est venu se greffer un anti-nazisme. Les admirateurs d'Hitler hors d'Allemagne sont donc peu nombreux. En revanche ceux de Mussolini sont nombreux et on ne les retrouve pas seulement à l'extrême-droite, on en trouve dans la droite conservatrice, modérée, voire dans la gauche modérée. En France comme ailleurs, notamment en Angleterre dans la classe dirigeante, Mussolini a longtemps bénéficié d'une image positive comme l'homme qui avait arrêté la révolution, ensuite, parce qu'on voyait du fascisme ce qu'on voulait bien voir, comme l'homme qui avait inventé une "troisième voie" entre le marxisme et le libéralisme. Cette troisième voie pouvait être appliquée dans d'autres pays d'où des admirateurs comme Churchill, Roosevelt qui au moment du New Deal est très élogieux à l'égard de Mussolini, Henri et Bertrand de Jouvenel en France qui sont loin d'être des hommes de droite, encore moins d'extrême-droite. On peut aussi citer Gandhi rendant visite au Duce à Rome accompagné de sa chèvre ou bien même, alors que Mussolini n'a pas encore versé dans le racisme et l'antisémitisme, le grand dirigeant sioniste Chaïm Weizman qui vient en février 1934 obtenir son soutien face à l'Allemagne et dont l'épouse demande même au dictateur une photo dédicacée.
Parutions.com : En guise de conclusion, pouvez-vous nous dire si la rédaction de cette biographie vous a apporté un éclairage nouveau et des satisfactions particulières?
Pierre Milza : Tout à fait. Je ne me doutais pas avant de commencer à quel point la personnalité de Mussolini et le fonctionnement de son système avaient marqué l'Italie. J'ai pu vérifier un certain nombre de grandes hypothèses avancées par Renzo de Felice; il est clair que la thèse de l'adhésion populaire au régime surtout entre 1929 et 1935 résiste très bien à l'analyse même si cette thèse compte encore des ennemis. De même, je souscris particulièrement à la thèse d'une différence de nature entre nazisme et fascisme. Si on peut classer les deux idéologies dans une même famille, il n'en reste pas moins que la culture politique du nazisme, et la culture politique d'Hitler en particulier, est une culture politique de droite et d'extrême-droite, raciste, antisémite nourrie de pangermanisme et de nationalisme allemand avec sa conception biologique de la nation alors que la culture politique de Mussolini est une culture de gauche. Même si le fascisme intègre le nationalisme au socialisme révolutionnaire, Mussolini restera fidèle à cet aspect de sa culture de jeunesse. Ce syndicalisme révolutionnaire, ce socialisme resurgira, pour des raisons profondes, à l'extrême fin lorsque Mussolini essaiera dans les derniers jours de la république sociale de passer le pouvoir non pas à la bourgeoisie, non pas aux alliés, non pas aux communistes mais aux socialistes vers lesquels il tentera une dernière démarche pour leur passer le relais.
(Entretien réalisé le 24 janvier 2000)
Philippe Alixsource
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