Martin Wolf : les fourmis vont payer pour les cigales
Par Martin Wolf, Financial Times, 1er Avril 2008
Vous aviez bénéficié d’une orgie dépensière financée à crédit. Mais les temps sont désormais plus difficiles : vous vous trouvez dans l’impossibilité de refinancer la dette, vous devez payer des taux d’intérêts beaucoup plus élevés que par le passé ; ou vous constatez que la valeur des biens gagés en garantie est aujourd’hui inférieure à celle de votre emprunt. Que pouvez-vous faire ? Compte tenu que vous êtes suffisamment nombreux à être en difficulté, vous demandez de l’aide à la bonne fée maternelle du gouvernement....
Comme George Magnus, de l’UBS, l’un des plus sages des analystes de cette crise, l’a déjà relevé, en recevant un assentiment certain, cette crise « donne naissance à un ensemble de réponses politiques publiques bien connues quoique fort peu conventionnelles. » Ceci signifie en clair : des mesures de sauvetage en tous genres.
Les ménages surendettés ont trois choix : réduire leurs dépenses en dessous de leurs revenus, vendre les actifs qu’ils détiennent, leur patrimoine, à quelqu’un d’autre ou, si le pire s’ajoute au pire, faire défaut. Mais la dette de l’un est la créance d’un autre, les dépenses de celui-ci sont les revenus de celui-là. A une vente correspond un achat et une défaillance d’emprunteur se transforme en perte pour le créancier.
Si de très nombreux particuliers réduisent leurs dépenses, afin de rembourser leur dette, l’économie entre en récession. S’ils sont nombreux à tenter de vendre les biens qu’ils possèdent, les prix s’effondrent. Qu’adviennent de nombreuses défaillances d’emprunteurs et les intermédiaires financiers implosent. La situation macroéconomique dans son ensemble n’est pas semblable à celle d’un seul ménage. C’était sans doute là la thèse la plus importante amenée par John Maynard Keynes.
Ainsi, fait valoir M. Magnus, « il existe un risque extrêmement grave que le retournement de l’effet de levier [1] puisse devenir incontrôlable : la contraction du crédit provoque la contraction de l’économie, ce qui provoque plus de dépréciations et de destruction de capital, ce qui conduit à plus de contraction du crédit, et ainsi de suite ».
Pendant la hausse, la bonne fée du gouvernement restait à l’écart, en applaudissant à l’enthousiasme de ses mandants. Mais durant la phase baissière, elle est contrainte d’agir, lorsque l’addiction au risque se transforme en aversion.
(GIF) Entre le point le plus bas du premier trimestre de 1982 et le sommet atteint durant le deuxième trimestre de 2007, la part des bénéfices du secteur financier dans le produit intérieur brut des États-Unis a plus que sextuplé. Derrière ce « boom » on a assisté à une amplification de l’effet de levier dans l’ensemble de l’économie. Cet effet de levier a été la pierre philosophale économique qui a transformé le plomb en or financier. Les tentatives visant maintenant à réduire ce levier risquent de réduire l’or en plomb.
Hélène Rey, de la London Business School a analysé ce processus pour le secteur financier. Elle décrit les trois dimensions dans lesquelles les marchés ont dysfonctionné :
Le modèle de l’origination et de la revente à l’œuvre dans la titrisation, impliquant une faible incitation à évaluer la qualité des prêts et une large diffusion des actifs de qualité inconnue [2] .
Le cercle vicieux des credit default swaps, où la hausse des prix entraîne l’augmentation du coût du financement pour les banques, provoquant à son tour une baisse de l’évaluation de la qualité du crédit, et ainsi de suite [3] .
Les soubresauts de la valeur des actifs, à l’origine de vente en urgence sur des marchés sans acheteurs qui compromettent la solvabilité et conduisent à davantage de ventes [4].
Chaque établissement en train de couler en entraîne d’autres avec lui. Tous désirent que la solution vienne du gouvernement agissant comme prêteur de dernier ressort en échange d’instruments peu liquides [5] et d’acheteur de dernier recours pour ceux qui sont en déshérence [6]. Si l’activité de prêteur de dernier recours est connue depuis l’époque de Walter Bagehot [7] , celle d’acheteur relève du renflouement avoué. Mais pour l’ensemble du secteur, tout autre moyen de réduire les excès de passif serait soit beaucoup trop lent, soit collectivement ruineux, ou les deux.
Examinons maintenant un deuxième secteur crucial : les ménages américains. Ils ont dépensé plus que leur revenu depuis une décennie. En fait, ces dépenses ont représenté la contrepartie la plus importante de l’excédent persistant des États-Unis sur la balance des capitaux [8](ou du déficit de la balance des paiements). Dans ce processus, les ménages ont accumulé de plus en plus de dettes.
Comment les ménages pourraient-ils collectivement chercher à réduire leur endettement ? Ils peuvent essayer de vendre leur patrimoine. Mais ils ne peuvent que se vendre leurs maisons les uns aux autres, ce qui dans l’ensemble n’aiderait en rien. Ils peuvent également vendre des actions au reste du monde, mais leur prix pourrait s’effondrer aussitôt. Ils peuvent enfin faire défaut sur leurs dettes. De fait, de nombreuses personnes semblent susceptibles d’y recourir. Mais ce serait porter atteinte à la solvabilité du secteur financier et, par ce biais, cela pénaliserait les comptes de l’état à cause des renflouements qu’il devrait effectuer, ou s’effectuerait au détriment du patrimoine d’autres ménages subissant alors des pertes sur leurs investissements dans les secteurs financiers.
Enfin, ils peuvent également réduire les dépenses. Mais cela entraînerait à coup sûr une récession, voire un effondrement. Au quatrième trimestre de 2007, l’épargne des ménages était toujours au plus bas, à seulement 2% du PIB. Imaginons qu’ils l’augmentent rapidement pour revenir à la valeur du début des années 1990. Il s’agirait d’une augmentation de 4 points de pourcentage du PIB. Le résultat serait une profonde récession. Il n’est donc pas surprenant que les politiques tentent de venir en aide au marché immobilier, tandis que la Réserve Fédérale a réduit vigoureusement les taux d’intérêt.
Face à de tels périls, le gouvernement apparaît toujours comme le prêteur, l’emprunteur et le consommateur de dernier recours. Il agira en renflouant les ménages et les établissements insolvables, en assumant ou en garantissant les activités de prêt du secteur financier privé, et last not least, en recourant à de plus grands déficits budgétaires permettant à ceux du secteur privé de diminuer.
Il n’est par conséquent pas surprenant que le principal effet sur les comptes du Japon après la longue crise qu’il a traversé ait été une augmentation de la dette brute du gouvernement, passant de 70% du PIB en 1990 à 180% à la fin de l’année dernière. L’endettement du à l’effet de levier ne disparaît pas réellement du fait de sa socialisation.
De la même façon, toute crise financière prolongée aura pour conséquence presque inévitable une hausse de l’endettement du gouvernement américain. Une augmentation de la dette publique se traduit de façon presque invisible, par une augmentation sur le long terme des dettes des ménages. Mais il s’agit d’une socialisation de dettes d’origines privée : les fourmis devront payer pour les cigales.
Il existe une porte de sortie permettant d’échapper au piège de la dette du secteur public : le défaut de paiement en masse connu sous le nom d’inflation. En détruisant le pouvoir d’achat de l’argent, le gouvernement peut mettre en oeuvre une réduction rapide de l’endettement dans l’économie, au détriment des créanciers, c’est-à-dire principalement les personnes âgées et les étrangers. L’inflation est un impôt magique prélevé sur les créanciers dont le produit est directement transféré aux débiteurs.
Le cœur du problème est simple. Ni les familles ni le secteur financier, dans leur ensemble, ne peuvent se désendetter rapidement, sinon par le biais d’une défaillance généralisée catastrophique ou bien en transférant leur dette ailleurs, c’est-à-dire habituellement sur le gouvernement. Pour une économie entière, tout particulièrement quand elle est aussi grande que celle des USA, se guérir de l’addiction à la dette est une tâche difficile. Mais bien qu’ils soient nombreux à détester cette idée, les vices du secteur financier privé vont se transformer en douleur pour le secteur public.
Publication originale Financial Times, traduction Contre Info
Les ménages surendettés ont trois choix : réduire leurs dépenses en dessous de leurs revenus, vendre les actifs qu’ils détiennent, leur patrimoine, à quelqu’un d’autre ou, si le pire s’ajoute au pire, faire défaut. Mais la dette de l’un est la créance d’un autre, les dépenses de celui-ci sont les revenus de celui-là. A une vente correspond un achat et une défaillance d’emprunteur se transforme en perte pour le créancier.
Si de très nombreux particuliers réduisent leurs dépenses, afin de rembourser leur dette, l’économie entre en récession. S’ils sont nombreux à tenter de vendre les biens qu’ils possèdent, les prix s’effondrent. Qu’adviennent de nombreuses défaillances d’emprunteurs et les intermédiaires financiers implosent. La situation macroéconomique dans son ensemble n’est pas semblable à celle d’un seul ménage. C’était sans doute là la thèse la plus importante amenée par John Maynard Keynes.
Ainsi, fait valoir M. Magnus, « il existe un risque extrêmement grave que le retournement de l’effet de levier [1] puisse devenir incontrôlable : la contraction du crédit provoque la contraction de l’économie, ce qui provoque plus de dépréciations et de destruction de capital, ce qui conduit à plus de contraction du crédit, et ainsi de suite ».
Pendant la hausse, la bonne fée du gouvernement restait à l’écart, en applaudissant à l’enthousiasme de ses mandants. Mais durant la phase baissière, elle est contrainte d’agir, lorsque l’addiction au risque se transforme en aversion.
(GIF) Entre le point le plus bas du premier trimestre de 1982 et le sommet atteint durant le deuxième trimestre de 2007, la part des bénéfices du secteur financier dans le produit intérieur brut des États-Unis a plus que sextuplé. Derrière ce « boom » on a assisté à une amplification de l’effet de levier dans l’ensemble de l’économie. Cet effet de levier a été la pierre philosophale économique qui a transformé le plomb en or financier. Les tentatives visant maintenant à réduire ce levier risquent de réduire l’or en plomb.
Hélène Rey, de la London Business School a analysé ce processus pour le secteur financier. Elle décrit les trois dimensions dans lesquelles les marchés ont dysfonctionné :
Le modèle de l’origination et de la revente à l’œuvre dans la titrisation, impliquant une faible incitation à évaluer la qualité des prêts et une large diffusion des actifs de qualité inconnue [2] .
Le cercle vicieux des credit default swaps, où la hausse des prix entraîne l’augmentation du coût du financement pour les banques, provoquant à son tour une baisse de l’évaluation de la qualité du crédit, et ainsi de suite [3] .
Les soubresauts de la valeur des actifs, à l’origine de vente en urgence sur des marchés sans acheteurs qui compromettent la solvabilité et conduisent à davantage de ventes [4].
Chaque établissement en train de couler en entraîne d’autres avec lui. Tous désirent que la solution vienne du gouvernement agissant comme prêteur de dernier ressort en échange d’instruments peu liquides [5] et d’acheteur de dernier recours pour ceux qui sont en déshérence [6]. Si l’activité de prêteur de dernier recours est connue depuis l’époque de Walter Bagehot [7] , celle d’acheteur relève du renflouement avoué. Mais pour l’ensemble du secteur, tout autre moyen de réduire les excès de passif serait soit beaucoup trop lent, soit collectivement ruineux, ou les deux.
Examinons maintenant un deuxième secteur crucial : les ménages américains. Ils ont dépensé plus que leur revenu depuis une décennie. En fait, ces dépenses ont représenté la contrepartie la plus importante de l’excédent persistant des États-Unis sur la balance des capitaux [8](ou du déficit de la balance des paiements). Dans ce processus, les ménages ont accumulé de plus en plus de dettes.
Comment les ménages pourraient-ils collectivement chercher à réduire leur endettement ? Ils peuvent essayer de vendre leur patrimoine. Mais ils ne peuvent que se vendre leurs maisons les uns aux autres, ce qui dans l’ensemble n’aiderait en rien. Ils peuvent également vendre des actions au reste du monde, mais leur prix pourrait s’effondrer aussitôt. Ils peuvent enfin faire défaut sur leurs dettes. De fait, de nombreuses personnes semblent susceptibles d’y recourir. Mais ce serait porter atteinte à la solvabilité du secteur financier et, par ce biais, cela pénaliserait les comptes de l’état à cause des renflouements qu’il devrait effectuer, ou s’effectuerait au détriment du patrimoine d’autres ménages subissant alors des pertes sur leurs investissements dans les secteurs financiers.
Enfin, ils peuvent également réduire les dépenses. Mais cela entraînerait à coup sûr une récession, voire un effondrement. Au quatrième trimestre de 2007, l’épargne des ménages était toujours au plus bas, à seulement 2% du PIB. Imaginons qu’ils l’augmentent rapidement pour revenir à la valeur du début des années 1990. Il s’agirait d’une augmentation de 4 points de pourcentage du PIB. Le résultat serait une profonde récession. Il n’est donc pas surprenant que les politiques tentent de venir en aide au marché immobilier, tandis que la Réserve Fédérale a réduit vigoureusement les taux d’intérêt.
Face à de tels périls, le gouvernement apparaît toujours comme le prêteur, l’emprunteur et le consommateur de dernier recours. Il agira en renflouant les ménages et les établissements insolvables, en assumant ou en garantissant les activités de prêt du secteur financier privé, et last not least, en recourant à de plus grands déficits budgétaires permettant à ceux du secteur privé de diminuer.
Il n’est par conséquent pas surprenant que le principal effet sur les comptes du Japon après la longue crise qu’il a traversé ait été une augmentation de la dette brute du gouvernement, passant de 70% du PIB en 1990 à 180% à la fin de l’année dernière. L’endettement du à l’effet de levier ne disparaît pas réellement du fait de sa socialisation.
De la même façon, toute crise financière prolongée aura pour conséquence presque inévitable une hausse de l’endettement du gouvernement américain. Une augmentation de la dette publique se traduit de façon presque invisible, par une augmentation sur le long terme des dettes des ménages. Mais il s’agit d’une socialisation de dettes d’origines privée : les fourmis devront payer pour les cigales.
Il existe une porte de sortie permettant d’échapper au piège de la dette du secteur public : le défaut de paiement en masse connu sous le nom d’inflation. En détruisant le pouvoir d’achat de l’argent, le gouvernement peut mettre en oeuvre une réduction rapide de l’endettement dans l’économie, au détriment des créanciers, c’est-à-dire principalement les personnes âgées et les étrangers. L’inflation est un impôt magique prélevé sur les créanciers dont le produit est directement transféré aux débiteurs.
Le cœur du problème est simple. Ni les familles ni le secteur financier, dans leur ensemble, ne peuvent se désendetter rapidement, sinon par le biais d’une défaillance généralisée catastrophique ou bien en transférant leur dette ailleurs, c’est-à-dire habituellement sur le gouvernement. Pour une économie entière, tout particulièrement quand elle est aussi grande que celle des USA, se guérir de l’addiction à la dette est une tâche difficile. Mais bien qu’ils soient nombreux à détester cette idée, les vices du secteur financier privé vont se transformer en douleur pour le secteur public.
Publication originale Financial Times, traduction Contre Info
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